Un bon plan

de Martine Merlin-Dhaine

Nouvelle lauréate du concours Place aux Nouvelles 2024

© Martine Merlin-Dhaine

Ça fait une heure que je suis plantée là, le nez en l’air, à regarder le type en haut de son échelle. On dirait une grosse saucisse avec ce vent qui gonfle son pantalon et sa doudoune zippée, une saucisse orange suspendue tout en haut du plus haut pylône, au bout de nos champs.

Il jure, gueule régulièrement quand il prend dans l’œil le bout de son cache-nez qui s’échappe du col d’un coup, tchak, et je me dis qu’avec ce vent, ça va durer.

Je me régale, j’adore ça regarder les hommes qui viennent travailler à la ferme, j’apprends beaucoup en observant. Celui-là, c’est un nénédis a dit la Suzanne.

J’avais adoré ceux qui étaient venus au noir recreuser le vieux puits. Ils hurlaient entre eux, je ne comprenais rien, et ça faisait bizarre ces sons qui résonnaient au fond du trou. Ils ont sorti des tas et des tas de choses qui sentaient fort, des vieilles pierres verdies et des trucs qu’ils ont fourrés tout de suite dans un grand sac poubelle avant que la Suzanne, qui les surveillait par la fenêtre de la cuisine, ait eu le temps de sortir pour revendiquer les trésors de sa terre. Du coup, elle n’a rien payé. Dure en affaires la Suzanne.

J’ai bien aimé aussi le bûcheron, un petit rougeaud qui sent bon la sauvagine. Un cousin, dit la Suzanne, mais j’ai vu les gens qui rigolaient au village avec cette histoire de cousin et comme elle l’a gardé le soir après le marronnier qu’il a coupé parce que la foudre l’avait à moitié déraciné et qu’il a dormi dans son lit, à la Suzanne, pas la peine de me faire un dessin.

La panne d’électricité, ça fait maintenant 15 heures qu’elle tient.

Ça a pété hier soir pendant les chiffres et les lettres que je ne loupe jamais. La Suzanne, elle était aux poules. Elle est revenue dare-dare appuyer sur le disjoncteur, mais rien. Il faisait presque noir déjà, je suis restée dans la cuisine sans bouger. Elle, elle râlait comme d’habitude, elle cherchait les bougies, les allumettes et faisait le compte à voix haute de ce qu’il y a dans le congélo. Plein à ras bords ! Les lapins du vieux, les poissons du petit et les morceaux du cochon qu’ils ont tué il y a dix jours. Le petit, c’est son neveu qui attrape tout ce qu’il veut à la pêche et le vieux, son beau-frère Léon, qui tire sur tout ce qui court à quatre pattes, un faux gentil forcément généreux, vu qu’il n’a plus la place pour un petit pois dans ses trois congélos. Tout ça, je l’avais mémorisé, bien sûr, j’avais fait mon calcul, ça s’emmerdait ferme dans le congélo de Suzanne, tout l’un sur l’autre bien serré, les carpes, les garennes, la barbaque… Tellement de tout qu’elle avait eu du mal à le fermer, son congélo.

Mais, même si je suis intéressée, je lui dois d’être là encore, à la Suzanne. Elle m’a ouvert sa porte en râlant, elle m’a soignée, pris la tête, menacée du pire et pire encore en m’appelant ma pauv’fille mais elle m’a offert le chaud, le sûr, le long terme alors que je m’étais fait jeter, promise au pire, donc je me suis attachée. Mais je ne me laisse pas faire, on a sa dignité, d’où qu’on sorte.

Par gratitude, je n’ai jamais rien volé à la mémère, jamais d’agressivité, quoiqu’elle fasse, et j’échange avec elle autant que je le peux. Brute de décoffrage, c’est comme ça qu’on peut la qualifier, la Suzanne. Elle parle comme une pie, elle se répète, elle bougonne du matin au soir et la nuit, elle ronfle. Particularité, elle parle d’elle à la troisième personne en s’appelant elle-même « La Suzanne », et elle me fait sursauter quand elle se met à gueuler d’un coup comme une bête attaquée parce qu’un couvercle lui résiste ou qu’elle ne trouve plus ses lunettes. Plutôt difficile à vivre je dirais, mais rien à faire, on a des sentiments, quoiqu’on en dise, des sentiments qui contredisent nos propres intérêts parfois. Il paraît que c’est ça qui fait que les relations durent, les sentiments.

Ça y est, la saucisse énédis redescend de son perchoir en bougonnant avec un truc à la main. Il s’enfourne dans sa camionnette à l’abri du vent pour bidouiller dedans. Moi j’en profite pour planquer dans l’herbe un petit machin oblong, genre testeur, qu’il a déposé au pied du pylône. Pas question que ça avance trop vite.

15h 15 que la panne tient le coup.

La Suzanne, dans le quart d’heure qui a suivi le début de la panne, elle a couru chez les voisins avec moi qui lui filait le train, pour appeler les services Vite, vite qu’elle a dit, avec le congélo qu’est plein et les vaches à traire, la Suzanne elle va pas l’faire à la main, elle en a pour des heures.

C’est une heure plus tard que le vent a tourné tempête et il n’a pas fait semblant. Pour une fois, ils ne se sont pas trompés à la météo. Je l’ai entendu aux infos, alerte orange sur tout le département, et c’est à ce moment-là que j’ai pensé à faire mon coup. Ça peut varier, les sentiments.

Voilà ma mémère qui s’amène. Elle a un de ces looks. J’adore. Avec le vent qui lui plaque sa robe tablier sur son ventre et ses cuisses, elle ressemble à une perruche iroquoise enceinte, une crête de cheveux roux toute droite sur le crâne et, de chaque côté de la tête, de larges rouflaquettes à racines gris sale. Clope au bec, une myriade d’étincelles qui s’envole du bout rouge au risque d’entraîner un gigantesque incendie de tignasse. Elle gueule avec sa voix haut perchée, ponctuée de quelques pointes « métal hurlant » comme les lérots, pour exciter le mec avant les 16 heures fatidiques pour son congélo : Merde alors, avec tout ce qui s’ramollit, qu’est-ce qui fout çui-là planqué dans sa camionnette, ça commence à fondre et la Suzanne elle se les gèle. Même qu’elle a dû les traire à la main, toutes, ce matin, et pendant ce temps-là ça bricole, ça bricole bien au chaud.

La saucisse se défend sans beaucoup d’énergie. Ils ont des consignes, il faut être poli avec les clients branchés, ils n’ont plus à faire à des compteurs maintenant mais à des gens « des clients à qui on doit plus que la lumière » qu’il leur répète le formateur aux séminaires terrain. Et pourquoi que vous êtes arrivé si tard qu’elle éructe la Suzanne, dans le contrat, y disent quatre heures maxi.

Pas la nuit madame, en pleine campagne, et surtout avec cette tempête. Z’êtes pas la seule à être coupée réplique le mec dans sa moustache. Il a recalé son bonnet à fond, une oreille coincée dedans, l’autre violette qui dépasse d’un bout et il a grimpé sur son échelle, la meilleure façon d’échapper à la Suzanne. Maintenant elle se défoule sur moi en me hurlant de rentrer que je vais attraper la crève et qu’elle en a marre de s’occuper de tout, que si ça continue elle me laissera crever dehors, puisque j’aime ça, le vent.

Je fais semblant de la suivre. Je la lâche au milieu du chemin. Je me planque derrière la haie et je retourne dare-dare au pied de l’échelle. Faut que je veille au grain, il y a fort à gagner. 15h45 que la panne tient bon.

Perché en haut de son pylône, je vois l’énédis qui se tâte les poches, un tournevis entre les dents, une main sur le boîtier qu’il va refixer. Il s’énerve, redescend, cherche le testeur.

15h50 ! Il l’a retrouvé plus vite que prévu son machin. Non, pas possible, il ne faut pas que mon coup rate si près du but avec tous les efforts que ça m’a demandés. C’est que, depuis le bulletin météo, je bosse dur moi, toute une nuit, toute une matinée. Pas possible de laisser faire ça. Trop à gagner.

La bagnole de France 3 est passée à ça de moi sur le chemin. Ces journalistes de la télé, quand ils tiennent un bon scoop, rien ne les arrête. La Suzanne, ils la connaissent et dès qu’il y a un pépin dans le coin, ils débarquent. Comme elle a son franc-parler, son accent pur terroir et son look d’enfer, elle passe à chaque fois aux infos locales. Ça les fait marrer les journalistes. Ils ont calculé aussi, ils savent que c’est la première ferme qui est tombée en panne et que, bientôt, en direct, ce sera la cata du siècle, à cause du congélo et des 16 heures sans courant. Pire que des requins.

L’autre au sommet se met à siffloter. J’ai horreur de ça, qu’on sifflote, et encore plus là, maintenant, avec tout ce qui est en jeu. Il n’a pas rebouclé son harnais, je vois la sangle qui bat sa cuisse, il a les deux mains en l’air avec le testeur et le boîtier à maintenir. Je vais me le faire, oui je vais le faire… 15h 55 !

Je remplis mes poumons et je hurle. Suraigu et long, comme quand je vais avec le vieux à la chasse et que ça m’excite tellement que je pousse des cris à faire peur à tout le village. Je gueule de toutes mes forces avec le vent droit au cul pour que ça lui arrive pile dans les tympans, à la saucisse.

Pendant un huitième de seconde, rien, scène figée. Et puis, YES !

Il fait un mouvement là-haut, cherche d’où provient ce cri et doucement, très doucement, l’échelle dérape et la saucisse s’envole. Le boîtier, le testeur, l’énédis s’étalent sous mon nez dans l’herbe. Le haut du pylône se met à grésiller, et PLOF !

L’étincelle !

Je rentre dans la cuisine, discrète, en regardant la scène par en dessous. La porte grande ouverte, gros plan sur le congélo décongelé et sur la Suzanne qui brait comme un âne. Sûr qu’elle va faire le dossier du jour à la régionale ce coup-ci. Et l’autre qui l’interviewe en riant sous cape. Putain, putain qu’elle dit, putain tout le congélo, tout ça… Elle peut même pas cuisiner avec cette panne. Où qu’ça va aller, qu’elle pleurniche la Suzanne, avec tout c’qu’a fondu.

Moi, au fond de mon panier, le nez entre les pattes, je fais celle qui pionce.

J’attends ma pâtée royale.

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